La présente monographie s’inscrit dans le champ de l’anthropologie de l’art et dans celui des études théâtrales. Elle est constituée de plusieurs enquêtes ethnographiques qui visent à rendre compte, par une série de récits et d’analyse, du destin singulier d’un projet artistique que j’ai accompagné entre 2014 et 2017 : la conception d’une mise en scène pour l’opéra Parsifal. A travers cet évènement, je raconte l’histoire d’une rencontre paradoxale entre un artiste contemporain, Jonathan Meese, né en 1970, et un artiste du passé, Richard Wagner (1813-1883). Le spectacle devait avoir lieu dans le cadre du Festival de Bayreuth de 2016. Sa mise en scène, avec scénographie et costumes, fut conçue par Meese et ses équipes, et présentée aux intendantes. Mais l’affaire tourna mal : la rupture de contrat fut l’occasion d’une vive polémique. Pourtant la rencontre a bien pris place, comme processus de conception, dans les performances de l’artiste, et engendra un autre opéra – le Mondparsifal – présenté à Vienne puis à Berlin en 2017. Jonathan Meese occupe une place importante dans le paysage contemporain de l’art en Allemagne. Artiste plasticien touche-à-tout, il a fait de son personnage le médium central de son œuvre, par une mise en abysse permanente de sa position de grand artiste, entre génie romantique et artiste brut. Il est célèbre pour ses discours provocateurs – il proclame la « dictature de l’art » et reprend le salut hitlérien dans une esthétique influencée par le mouvement punk. Jouant des ambivalences de l’héritage Richard Wagner, Meese fait intervenir dans ses œuvres la figure du maître de Bayreuth, parmi d’autres figures issues de la haute culture allemande mais aussi de la culture populaire. L’exploration des enjeux de son engagement par le Festival montre que l’association de ces deux personnages, par l’étrange résonnance qu’elle produit, a le potentiel d’actualiser une part de l’héritage de Richard Wagner : la dimension radicale et totale de son œuvre. Cependant, l’enquête ethnographique réalisée parmi les wagnériens, au Cercle Richard- Wagner de Paris et au Festival de Bayreuth, montre que cet héritage est l’objet d’autres enjeux qui rendent le renouvellement difficile. D’autres préoccupations personnelles et d’autres valeurs, liés à l’excellence musicale, à la mondanité élitiste et la convenance touristique, favorisent une rigidification des attentes des publics. Celle-ci aura empêché l’œuvre réunissant Meese et Wagner de voir le jour.
Le récit de la conception du spectacle qui fut imaginé pour Bayreuth montre les différents métiers aux prises avec les exigences de cette rencontre entre art contemporain et drame musical. Des divergences importantes y ont été observées quant aux manières de procéder ensemble sur le « sentier » de la création, et ce jusqu’à la présentation finale. Je décris la manière dont les images émergent dans l’espace de la discussion, comment différents supports sont utilisés pour les laisser évoluer ou pour les fixer temporairement. Je montre l’évolution cyclique des « versions » reprises à chaque séance, ainsi que les compétences des collaborateurs de l’artiste dans cet effort cognitif distribué. Parmi les outils théoriques qui m’ont permis de restituer les modes opératoires de l’artiste au travail, on compte les descriptions de l’action « en train de se faire », ainsi que l’esthétique des performatifs d’Erika Fischer-Lichte. J’ai également emprunté, tout au long de cette enquête, aux concepts de l’anthropologie des techniques de Tim Ingold et de Bruno Latour, ainsi qu’à la théorie de l’instauration d’Étienne Souriau. Ceux-ci m’ont été particulièrement utiles pour revisiter l’esthétique des atmosphères de Gernot Böhme, la confrontant à la manière dont l’artiste Meese effectue des « invocations antagonistes » lors de ses performances. Enfin, j’ai utilisé la méthode ethnographique du dessin sur le vif pour faire le récit des répétitions de l’opéra contemporain Mondparsifal. Par cette méthode du dessin, par ses développements théoriques et par ses récits en première personne, cette dissertation pose l’étude des ambiances comme élément central dans le compte rendu des processus de création. Cette enquête interdisciplinaire met en évidence la singularité de Jonathan Meese en tant qu'artiste et producteur de théâtre, tout en abordant des questions plus vastes sur les processus créatifs polémiques.
This doctoral dissertation interweaves the fields of anthropology of art and that of performance studies to examine the work of Jonathan Meese around the drama Parsifal. Through several ethnographic inquiries presented as a series of narratives and analysis, this monograph addresses the singular destiny of an artistic project that I followed in participant observation between 2014 and 2017: the conception of a staging for the opera Parsifal. This event allows the telling of the story of a paradoxical encounter between a contemporary artist, Jonathan Meese, born in 1970, and an artist of the past, Richard Wagner (1813-1883), two controversial polemicist creative figures in the Germany of their own times. The show was to take place in the 2016 edition of the Bayreuth Festival. The staging, with scenography and costumes, was designed by Meese and his team, and presented to the intendants. But the affair did not turn out as planned: they were not accepted for the Festival and the breach of contract was the occasion for a lively controversy. Yet the encounter took place, as a design process, in the performance of the artist, and brought forth another opera - the Mondparsifal - presented in Vienna and Berlin in 2017. Jonathan Meese holds an important position in the contemporary art landscape in Germany. A prolific visual artist, he has made his character the central medium of his work, by a permanent mise en abime of his position as a great artist, between romantic genius and art “brut”. He is famous for his provocative speeches - he proclaims the "dictatorship of art" and performs Hitler's salutes in an aesthetic influenced by the punk movement. Playing with the ambivalences of the Richard Wagner legacy, Meese brings into his work the figure of the Bayreuth master since the beginning of Wagner’s’ career – along with pop-culture figures and fairy-tales characters. The exploration of the stakes of his engagement by the Festival shows that the association of these two characters, by the strange resonance that it produces, has the potential to update a part of the heritage of Richard Wagner: the radical and total dimension of his controversial work. However, the ethnographic survey carried out among the Wagnerians, at the Richard-Wagner Circle of Paris and the Bayreuth Festival, shows that this heritage is the subject of a complex set of tensions that make renewal difficult. Personal concerns and long-established aesthetic musical values, discourses related to musical excellence, elitist worldliness, and touristic convenience, favour a stiffening of public expectations. The first-person narrative of the staging's conception depicts the professional team struggling with the requirements of this encounter between contemporary art and musical drama. Significant divergences were observed as to how to proceed together on the "path" of creation - until the final presentation. I describe how the images of the staging emerge in the discussion space, how different media is used to let them evolve or to fix them temporarily. I show the cyclical evolution of the "versions" taken up at each session, as well as the skills of the collaborators of the artist in this effort of distributed cognition. Among the theoretical tools that allowed me to depict the artist's methods at work, the most crucial were the mode of descriptions of action "in the making", as well as the aesthetic of Erika Fischer-Lichte's performatives, and the pragmatics of tastes and attachments of Antoine Hennion. I also borrowed, throughout this investigation, from the concepts of the anthropologists of techniques Tim Ingold and Bruno Latour, as well as the theory of the “instauration” of Étienne Souriau. These were particularly useful for me to revisit the aesthetics of the atmospheres of Gernot Böhme, confronting it with the way the artist Meese performs his "antagonistic invocations" during his performances. Finally, I used ethnographic drawing to relate the rehearsals of the contemporary opera Mondparsifal. Through drawings, theoretical approaches, and ethnographic narrative this dissertation stays linked with the study of atmospheres as a central element in the account of the processes of creation. This interdisciplinary inquiry highlights the singularity of Jonathan Meese as an artist and theatre producer while engaging with larger questions about polemical creative processes.